Corona papers : mortel antidote
Publié le 6 avril 2021 | pas de réaction
Je m’appelle Corona Tipewriters et je suis cas contact en manque de contact. Mon écrivain fébrile semble amorphe. Il l’a contracté. Cinq lettres et deux chiffres. Le compte est bon. Il faut garder le lit. Peu importe qu’il l’ai attrapé. Je m’en tape le capot. Ce que j’attends de lui, c’est qu’il m’attrape moi. Qu’il pose ses doigts sur ma carlingue, me caresse, m’effleure les touches. Quitte à être cas contact, autant assouvir jusqu’au bout mes désirs d’écriture avec lui. Mon écrivain nauséeux l’a donc choppé et maintient une position horizontale, à quelques encablures de mon bureau. Même moi qui ai le virus de l’écriture depuis toujours, je ne suis pas pour autant convalescente. Je me retrouve pourtant en quarantaine. Quelle alternative ? Le masque et la plume ? Foutaises. Juste de bonnes ondes diffusées dans les sphères des écrivains confinés.

L’écriture : ma raison d’être, de vivre, d’exister. Et la sienne, semble-t-il, quand il daigne se pencher sur un sujet. Se lover contre moi. Sans lui, je ne suis qu’une pièce de musée, une obsolescence programmée des brocantes d’automne. Ce matin de Pâques, je garde un œil sur mon patient qui vient de se lever. Ressuscité d’entre les morts, l’écrivain christique ? Direction les commodités. Qu’il aille au diable ! Si écrire lui prenait comme l’envie de pisser, nous serions des Balzac en puissance. Avec le sous en plus. De retour du fond du couloir à gauche, sans même se désinfecter les mains, il s’approche de moi d’un air entendu. Je connais ce symptôme. Il m’effraie et me fait vibrer à la fois. Lorsque son regard se pose sur moi, ma tôle se met à rougir. Mes pensées sont diffuses. Mon propos, confus.
Pour l’heure, il se poste, quelque peu maladroit, gauche, tel un convalescent, face à moi. Le lit encore tout chaud devra refroidir ses ardeurs. Les cachets, jetés sur la couverture d’hiver, attendre l’heure de la prise. Sa Corona devient son remède exclusif. L’antidote littéraire. Mon écrivain moribond, blanc comme un cierge de Pâques, vient au devant de ma carcasse. Illico, le traitement de choc est administré : il pose ses doigts sur mon clavier. Fusion passionnelle avec sa machine à guérir. Je me rassure en espérant qu’il garde ses idées claires malgré les symptômes. Ça bouillonne toujours dans son esprit ? Car cela chauffe constamment sous mon capot. La fébrilité éditoriale est en marche. Le voici qui dresse à voix haute une liste à la Prévert des contre-indications : ne pas s’égarer dans les limbes de la littérature / éviter toute digression / s’abstenir de paraphraser / ne pas citer ses sources / maintenir le verbe haut. Mon écrivain ressuscité tape d’un doigt un seul mot. Le jour de gloire est dactylographié : « Alléluia ». C’est le matin du grand soir. Couche donc sur le papier, mon écrivain thérapeute du verbe, tous ces mots qui jaillissent au plus profond de toi. Viens assouvir ton désir d’écriture. Claque tes doigts sur mes touches. Jouons à touche-touche. Assumons le cas contact.
Toutefois, la pandémie des mots ne l’atteint pas. Il sèche. Il renonce. Trop faible. Besoin d’un séjour en soins intensifs d’inspiration ? Il bat en retraite. S’affale sur son matelas dans un râle de fatigue. Avant de sombrer. Et moi ? Dois-je me coucher face à l’adversité de la situation ? Qu’à cela ne tienne, j’en ai ma dose ! Je suis vaccinée contre lui. Bon Dieu, déconfine-moi l’écrivain ! Délivre-nous de ce mal ! Je suis la seule, tu le sais bien, l’unique remède contre ces maux qui contaminent tes mots. Las, dans un dernier souffle, l’auteur crucifié rejoint les écrivains, voyageurs pour l’éternité, publiés à jamais. Le virus l’a emporté. Vraiment ? Mortel week-end pascal à mes côtés. Et moi, Corona Typewriters, qui, naïvement, aspirais à devenir son antidote ! Mon maître-écrivain, mon dieu faiseur de livres, pourquoi m’as-tu abandonnée ?
© Stéphane Daumay – avril 2021
Femmes en dédicace
Publié le 8 mars 2021 | pas de réaction

En ce 8 mars, je dédie cette fleur d’amandier à toutes les femmes que j’ai côtoyées tout du long de mon parcours professionnel.
Les femmes bienveillantes au sein de mes différentes équipes qui savaient m’épauler et être force de proposition.
Les femmes pugnaces que j’ai formées et qui persévéraient dans leur volonté de mieux faire.
Les femmes puissantes qui me dirigeaient auprès desquelles j’ai grandi dans mes fonctions et me donnaient du cœur à l’ouvrage.
Les femmes rayonnantes que je ne manquerai pas de rencontrer au cours de mes prochaines missions, à la signature de mes futurs contrats.
Somme toute, une fleur en dédicace pour vous, femmes éclatantes.
Écriture virale
Publié le 20 décembre 2020 | pas de réaction
Je m’appelle Corona Typewriters. Et je m’apprête à subir Noël. Un de plus dans la longue liste des années déjà encaissées sur ma tôle toute cabossée.

Pour l’heure, mon maître-écrivain est sorti de sa quarantaine. Rassurons-nous. Il n’est pas question de virologie en l’espèce. Plutôt d’une léthargie éditoriale. D’une quarantaine littéraire. Le cœur à l’ouvrage, il s’apprête à mettre de nouveau la main sur moi. Je sens qu’il va s’agripper rageusement à mon clavier. Parcourir mon azerty de bas en haut. De long en large. Je sentirai de nouveau la caresse de ses doigts. Fin d’année en apothéose après des mois d’un couvre-feux intellectuel. J’implore les dieux pour devenir cas contact. Être contaminée par son toucher balayant mon azerty. Infectée par son phrasé qui s’exprime sur mes touches. Lorsqu’il se parle à lui-même, lorsqu’il exprime ses pensées à l’oral, une pluie de postillons macule ma carcasse. Le crachin d’un écrivain vaut toutes les saucées d’un comédien. Aussitôt, les premiers symptômes apparaissent. Une fièvre mécanique m’envahit. J’ai des bouffées de chaleur romanesques. Je suis malade d’amour typographique pour lui. Et pourtant. Moi, Corona Typewriters, je suis vaccinée depuis bien longtemps contre l’amour propre de mon écrivain fébrile.
Voilà qu’il me prend dans ses bras. Je vole de pièces en pièces. Mon écrivain voyageur des salons me dépose tel un présent. De la bibliothèque sombre et enfumée, je passe à la pièce à vivre. Honorée. Du bureau en formica, je suis jetée sous le sapin. Déshonorée. A même une piètre table tout juste bonne à supporter son chat, gris comme un soleil de décembre. A défaut d’un Jésus dans la crèche, une Corona se tapit à l’ombre d’un sapin de Noël. Dans la paille elle aussi. Je résiste à cette humiliation temporelle. Il me teste ? Je positive.
Puisqu’il daigne me toucher, la magie de l’écriture opère. Il retrouve goût à une vie épistolaire. État d’urgence éditorial décrété. Tout semble lui sourire en cette fin d’année. Il estime que l’essentiel est sauvé avec le chemin des librairies de nouveau arpenté par une foule de lecteurs. Et surtout d’acheteurs. Mon écrivain fauché n’en est pas moins soucieux de ses droits d’auteur. Les avaloirs n’étaient que des étrennes pour enclencher des mois d’inspiration lente à défaut d’écriture automatique. Je pourrais en écrire des chapitres entiers. Combien de soirs ai-je langui de sa présence, prête à offrir mes services dans l’avancée de son écriture ?
Pour l’heure il m’enguirlande, décore ma tôle, illumine mes lettres. Mon écrivain, autodidacte des arts, s’est mis en tête de réaliser lui-même la couverture de sa future œuvre. Il brosse mon portrait. Je deviens une nature morte, un tapis d’alphabet gisant pour la postérité. Non content de réaliser l’ébauche d’une couverture, il a déjà arrêté le titre de son livre: écriture virale. N’en déplaise à son éditeur, je suis certaine qu’il obtiendra le dernier mot. Aucun mérite pour un écrivain. Ces pages en gestation mériteront, à publication, d’être prescrites sans modération. Rencontres, signatures et salons en présentiel à programmer dans les meilleurs délais. Malin comme il est, il sait que son livre va toucher, imprégner un large public. Et contaminer les librairies, distillant sa prose entre les rayons, sur table. Je me vois déjà en haut de l’affiche des vitrines, dans les meilleures ventes. Le meilleur taux de contamination commercial des palmarès.
Foutaises ! La magie de Noël a failli opérer. J’y ai cru. Assez naïve pour imaginer que mon maitre écrivain daignerait s’assoir de nouveau auprès de moi. En tête à tête pour un réveillon littéraire. Mais je ne serai pas sa machine à penser, sa chose à écrire. Tel un enfant gâté, il n’a d’yeux que pour son nouveau joujou. Un personnal computer. La messe est dite. Requiem æternam. Pour autant, je suis fière à l’idée que mon nom s’inscrive en lettres de noblesse sur la couverture d’un livre. J’assume mon identité. Sur la santé revenue / Sur le risque disparu / Sur l’espoir sans souvenir / J’écris ton nom / Corona. Toutefois, je crains que ces six lettres gravées sur mon capot, publiées in extenso, ne soient le dernier mot d’une collaboration littéraire débutée aux temps mécaniques avec une cohorte d’écrivains amateurs, amoureux, attachants, affolants. Noël 2020 sera ma dernière séquence. Séquence photo à défaut d’un atelier d’écriture. Clap de fin sur mon clavier. Touche finale dessus mes touches. Ça sent le sapin au pied du Nordmann.
Les invisibles
Publié le 9 décembre 2020 | pas de réaction
En cette fin d’année plus que jamais décisive pour le commerce de détail, le film allemand « Une valse dans les allées » nous rappelle combien ces travailleuses et travailleurs de l’ombre que sont les manutentionnaires jouent un rôle essentiel dans l’approvisionnement des rayons et participent à la bonne marche des magasins. Ce long métrage de 2018 brosse le portrait sensible d’employés cabossés par la vie. Tout en nuance, une note de poésie émerge entre les hauteurs des rayonnages. Jamais on aurait cru entendre la mer assis sur un fenwick. Et pourtant…

En visionnant ce film, je repense à ces femmes et ces hommes de l’ombre avec qui j’ai eu l’occasion de travailler au sein de la logistique chez Cultura comme à la FNAC. Peggy et son efficacité redoutable à prioriser la réception des offices (nouveautés). Abdel qui voulait comprendre l’intérêt de ventiler les retours (invendus) par fournisseurs pour être plus opérationnel. Aussi, j’ai une pensée émue pour ces femmes que j’ai accompagnées l’an dernier en tant que formateur sur le rayon librairie pour l’enseigne CORA. Je mentionnerai en particulier Marie-Louise et Émilie qui, en charge du rayon livre (bien singulier au sein de la GSA), manutentionnent au quotidien des colis avec une passion constante dans leur métier.
Tout cela me renvoie à mon premier emploi en librairie indépendante en 1994. La fiche de poste précisant que je devenais « réceptionnaire – manutentionnaire – vendeur », coefficient 140. Manutentionnaire. Le/la libraire est aussi et avant tout un(e) manutentionnaire, passant de l’ombre de la réserve (le poids des mots contenus dans les colis), à la lumière sur la surface de vente (la légèreté des pages à prescrire). Il/elle valse dans les allées de sa librairie, donnant le rythme d’un commerce pas comme les autres.
Bon courage et pleine réussite aux manutentionnaires pour cette fin d’année pas comme les autres.
« Une valse dans les allées », film à découvrir sur Arte.tv et disponible en replay jusqu’au 10/02/2021
Michael Connelly : « Je m’inspire d’histoires vraies et de personnes existantes »
Publié le 2 août 2020 | pas de réaction
Par Macha Séry
Le Monde, publié le 29 juillet 2020 à 18h00

Portrait« Un écrivain à l’ouvrage » (3/5). Le père de l’inspecteur Harry Bosch nous livre ses secrets de création littéraire. Pour cet ancien journaliste, qui élabore ses histoires en même temps qu’il les écrit, il s’agit avant tout d’observer et d’écouter.
L’œuvre de Michael Connelly résulte de la rencontre rêvée d’un homme et d’une ville : Los Angeles. « J’ai essayé d’écrire sur la Floride, où j’ai grandi et commencé ma carrière de journaliste. Cela ne marchait pas, explique-t-il par visioconférence au “Monde des livres”. A l’âge de 30 ans, j’ai estimé qu’il était temps d’opérer un grand changement. J’ai précisément choisi d’emménager là où mon inspiration en matière de livres et de films était la plus féconde. » C’est que l’imaginaire du romancier américain, né en 1956, a été précocement façonné par les auteurs de polars ayant dépeint la « cité des anges » : Raymond Chandler (1888-1959), auquel Connelly a rendu hommage dans Sur un mauvais adieu (Calmann-Lévy, 2018), Ross MacDonald (1915-1983), Joseph Wambaugh et James Ellroy. Autant d’écrivains souvent adaptés par Hollywood, berceau du film noir.
Habiter dans la mégapole multiculturelle de la Californie du Sud a délivré le futur écrivain. Son style s’est débarrassé de ses scories. Il a gagné en densité, confie-t-il. De fait, Les Egouts de Los Angeles, la première aventure de l’inspecteur Harry Bosch, n’a pas eu de mal à séduire un éditeur, lequel l’a publié en janvier 1992 (Seuil, 1993). « Une fois sur place, vous vous rendez compte que c’est un territoire immense qui change tout le temps. Vous commencez à sentir que vous pouvez trouver votre propre chemin, inventer des histoires et des personnages qui se distinguent de héros emblématiques du genre et des romans antérieurs sur Los Angeles. »
Parmi tous les détectives privés ou inspecteurs de police créés en littérature, Hieronymus Bosch,dit « Harry Bosch », porte un patronyme parmi les plus singuliers. Lequel tisse un lien entre l’Europe et l’Amérique, à l’instar de Raymond Chandler et de son privé, Marlowe, dont l’état civil fait référence au dramaturge élisabéthain du même nom.
Connelly, lui, a donné à son fin limier le nom d’un célèbre primitif flamand. Si les historiens de l’art demeurent divisés sur les interprétations à donner à son énigmatique chef-d’œuvre Le Jardin des délices, Connelly souscrit, pour sa part, « à l’idée générale que ce tableau, comme les autres de Bosch, parlent du bien et du mal, des conséquences de notre comportement, du salaire du péché, du ciel et de l’enfer. C’est pourquoi ses peintures ressemblent à des scènes de crime. » Lui-même conçoit la littérature comme un moyen d’ordonner le chaos, d’« explorer le monde » et de lui « donner un sens à travers un récit ». Tant pis pour « le cliché », dit-il.
En position de témoin
Observer, écouter : deux maîtres mots pour Michael Connelly. Convaincu de sa vocation dès l’âge de 18 ans, il a eu la prescience que le reportage – le suivi d’affaires policières et de comptes rendus de procès – l’aiderait à l’accomplir.
Dans la préface donnée à son recueil d’articles Chroniques du crime (1984-1992) (Seuil, 2006), l’écrivain rappelle ainsi combien son expérience de journaliste, durant quatorze ans dont douze au Los Angeles Times, fut essentielle. Mieux, la semaine d’immersion qu’il a passée auprès de la brigade des homicides de Fort Lauderdale (Floride) a, de son propre aveu, nourri toute sa fiction. « Parce que j’étais là et que j’ai vu de mes propres yeux les effets d’un meurtre sur les gens, explique-t-il aujourd’hui ; les enquêteurs, les familles des victimes, toutes les personnes impliquées. Jusque-là, j’avais lu des choses à ce sujet et on m’en avait parlé en ma qualité de journaliste. Là, j’étais en position de témoin. J’ai compris ce que je devais savoir pour me lancer dans des romans. »
En presque trois décennies, totalisant plus de trente polars, sa ligne de conduite n’a pas varié. Il s’agit toujours de côtoyer le réel au plus près. Repérer les lieux, laisser traîner l’oreille, cultiver un réseau de sources et de consultants divers (enquêteurs, avocats, journalistes). Plusieurs d’entre eux relisent même ses manuscrits afin de rendre les dialogues plus justes et l’emploi du slang (argot) pertinent.
« Je ne me considère pas comme un vrai romancier qui emploie son génie créatif pour bâtir l’univers de ses romans, commente Connelly. Je m’inspire d’histoires vraies et de personnes existantes. J’ai donc davantage l’impression de rapporter que de créer. »
Sauf que, une fois à son bureau, il se défie de tout plan défini. « Ne pas savoir ce que je vais écrire quand je m’assois est précisément ce qui déclenche le processus créatif. Cela fonctionne, en tout cas. Chaque écrivain doit emprunter sa propre voie, découvrir ce qui le stimule assez pour qu’il reste vissé sur son siège pendant plusieurs mois. Pour moi, l’écriture est une question d’élan. Comment le susciter, comment le conserver. Il y a des astuces. L’une d’elles consiste à laisser la rédaction au milieu d’une pensée, au milieu d’une phrase, pour renouer au même point le lendemain. »
Une discipline draconienne
D’Harry Crews (1935-2012), l’auteur de La Foire aux serpents(Gallimard, 1994), qui fut son professeur d’écriture créative à l’université de Floride, dont il est sorti diplômé en journalisme, Connelly a tiré l’enseignement fondateur de sa discipline draconienne : s’obliger à écrire tous les jours, ne serait-ce que quinze minutes, afin de garder l’histoire vivace à son esprit. Il s’y attelle vers 5 ou 6 heures du matin. « J’ai vieilli. Avant c’était dès 4 heures. »
En revanche, au fil des ans, le réveil est devenu inutile. « La partie la plus importante de ma routine est la réécriture des pages de la veille. Je vois tout de suite les améliorations à apporter aux dialogues, à la prose, à tout. C’est à ce stade-là que j’affine la trajectoire, abandonne des détails, sculpte l’histoire. » Là encore qu’il introduit des fausses pistes et dissimule des indices.
Depuis le lancement, en 2014, de la série télévisée « Bosch », dont il est producteur exécutif, le style de Michael Connelly a connu une inflexion majeure. Avant de collaborer à l’adaptation des enquêtes de son héros fétiche, la plupart de ses polars étaient narrés à la première personne. Impossible à l’écran, d’autant que l’interprète de Bosch, Titus Welliver, ne pouvait apparaître dans toutes les scènes.
Connelly a donc pris le parti de multiplier les narrateurs et d’user de la troisième personne. « Cela me permet de jouer au chat et à la souris avec le lecteur. Je lui fais savoir ce que je veux qu’il sache, quand je veux qu’il le sache. Ainsi, Bosch reste une sorte d’étranger intime. Vous savez ce qu’il pense, mais ignorez partiellement quel est son plan. Tandis qu’avec le “je”, on ne peut rien cacher au lecteur sans le duper. »
Kurt Vonnegut (1922-2007) a dit que le secret de l’écriture était de s’assurer que chaque personnage, à chaque page, veuille quelque chose, ne serait-ce qu’un verre d’eau.« C’est le meilleur conseil qui soit, juge Michael Connelly. J’y pense quand j’écris ou quand je suis coincé : que veut le personnage ? » Les siens sont intranquilles, sur le fil du rasoir. Ils résolvent des crimes en désobéissant à leur hiérarchie et, en parallèle, enquêtent sur leur propre passé familial ; l’assassinat de sa mère pour Harry Bosch, la disparition de son père pour la policière Renée Ballard, nouvelle venue dans la galaxie connellienne.
« Vous cherchez à créer du conflit et une intrigue sur plusieurs plans. Donc si votre protagoniste a des défauts et des problèmes, cela facilite les choses. » Question de liant et de lien : « A travers des épreuves où ils encourent risques et conséquences, les personnages se révèlent, et c’est dans cette zone où leur nature foncière se dévoile que l’auteur entre le plus intimement en contact avec le lecteur. » C’est pourquoi Le Dernier Coyote, initialement paru en 1995 (Seuil, 1999), est, dans sa bibliographie, le livre qui lui demeure le plus cher – Connelly en possédait le titre avant d’écrire la première ligne – car il fonde, selon lui, l’essence même d’Harry Bosch, vétéran du Vietnam et fils d’une prostituée tuée lorsqu’il avait 11 ans.
Politique d’écriture
« Tout le monde compte ou personne ne compte », rappelle souvent HarryBosch. C’est son credo de justicier. Pour Connelly, il s’agit d’une politique d’écriture. Les tueurs et les victimes doivent être traités de manière égale, un personnage secondaire ne saurait être négligé.
Selon le protagoniste de ses polars, la période de documentation et la durée d’écriture diffèrent.Portés par l’avocat Mickey Haller, le demi-frère d’Harry Bosch, les romans procéduraux tels que La Défense Lincoln ou Le Verdict du plomb (Seuil, 2006 et 2009), allongent le temps de recherche car le droit est une discipline exigeante.
« Les romans de la série McEvoy sont les plus rapides à écrire parce que j’étais journaliste comme ce personnage. Je sais comment il pense, ce qu’il dirait et ferait. Aucune recherche n’est donc nécessaire. Les aventures de Bosch ou de Ballard se situent au milieu. » Un point sur lequel Connelly veille avec intransigeance est la connexion de tous les livres entre eux par leurs intrigues ou leurs personnages. En témoigne Nuit sombre et sacrée, paru en mars (Calmann-Lévy),dans lequel Renée Ballard est associée pour la première fois à Harry Bosch.
Pour Connelly, le personnage prime sur l’histoire et l’émotion est « probablement » d’un intérêt supérieur à l’action. « C’est la même chose lorsque nous lisons. Nous voulons rencontrer quelqu’un avec qui faire un bout de chemin. La destination est secondaire. »
Conséquence : Connelly n’a jamais considéré la sérialité comme un fardeau imposé par le succès mais comme une chance, l’occasion de renouer avec un personnage et d’approfondir sa connaissance. « Je suis tellement reconnaissant d’écrire sur Harry Bosch depuis trente ans. A travers lui, je montre un homme qui grandit grâce à la paternité, traverse des tragédies et des bouleversements culturels – une vie pleine et entière. Quel cadeau ! En tant qu’écrivain, que demander de plus ? »
La fougue du lion : Joseph Kessel entre dans la Pléiade
Publié le 11 juin 2020 | pas de réaction

Kessel dans les bureaux du « Journal des débats », en 1916.
Collection Anne-Marie Kessel. Photo Frédéric Hanoteau/Editions Gallimard
L’Express, Par Marianne Payot, publié le 07/06/2020 à 10:30
Journaliste, romancier, aventurier, académicien… L’auteur aux multiples casquettes entre dans la Pléiade. Coup de chapeau de quelques-uns de ses admirateurs.
Pendant des décennies, il a voulu « en être ». De jour comme de nuit, il a croqué la vie, cumulant les rencontres, les amours, les amitiés, les reportages, les guerres, les romans, les récits, les honneurs… Baptisé « le Lion » ou « l’Empereur » par ses copains et confrères, l’académicien Joseph Kessel (1898-1979), dit Jef, journaliste et écrivain de légende, aura traversé le siècle au galop. De ses origines russes, il a conservé la fougue des cosaques, et de ses humanités françaises, l’ouverture vers le monde, alliée à la flamboyance du style.
Ils sont nombreux aujourd’hui à rendre justice à sa faculté d’émerveillement, comme Gilles Heuré, l’auteur du superbe album dûment illustré de La Pléiade. Ou comme Serge Linkès, maître de conférences à La Rochelle et maître d’oeuvre des deux volumes de La Pléiade, qui témoigne ici des qualités de l’écrivain, tandis que la journaliste du Monde Annick Cojean, membre du jury du prix Kessel, tresse les lauriers du grand reporter. Restaient l’amour, célébré par l’essayiste et éditrice Dominique Missika, et l’amitié, vécue comme un culte par le libraire Hubert Bouccara.
Serge Linkès : Kessel, le romancier à succès
Joseph Kessel est un auteur sur lequel l’université ne s’est finalement penchée que très récemment. Il est vrai qu’à une époque, tout ce qui relevait du reportage ne rentrait pas dans le domaine littéraire. Ensuite, l’écrivain-reporter est devenu un objet d’étude à part entière et son statut a changé, en bien, celui du Kessel journaliste a suivi, ce qui a revalorisé le romancier dans la foulée. Par ailleurs, Il ne faut pas oublier que Kessel a un côté exaspérant : c’est une machine à succès, et cela, dès son premier roman, L’Equipage, en 1923, jusqu’au Lion, qui s’est vendu à quelque 5 millions d’exemplaires, et aux Cavaliers, en 1967.
Or, les écrivains populaires peinent à être considérés comme de grands auteurs aux yeux de certains intellectuels. Il publie aussi parfois au mauvais moment. Ainsi de son Tour de malheur, dont les 4 tomes « d’aventure intérieure » paraissent en 1950, alors que montent des mouvements tels l’existentialisme et le nouveau roman, qui est plutôt perçu comme l’une de ces grandes fresques romanesques des années 1930. Cette oeuvre est « malheureusement » dédaignée par la critique littéraire malgré toutes ses qualités, mais pas par les lecteurs, qui lui réservent un bon accueil.
Pour cette Pléiade, j’ai relu presque tout Kessel de juin à septembre 2018 (une partie des textes étant retenus d’office). Et j’ai passé de bonnes vacances ! Je me suis laissé porter, par exemple, par Fortune carrée ; comme un gamin, je me suis retrouvé dans le sillage des personnages en Éthiopie, au Yémen, en Abyssinie… C’est formidablement rythmé et dépaysant. Ce que j’aime chez Kessel, c’est qu’on se laisse toujours surprendre. Cela fait-il de lui un bon ou un mauvais auteur ? Je ne sais pas, ce n’est pas à moi d’en décider, et peu importe ! Ce qui compte, c’est le plaisir de lecture, et ses textes en procurent énormément.
Kessel se faisait plaisir lui aussi, et il n’arrêtait jamais. Outre tout ce qu’il a produit dans les journaux – le journaliste écrit tous les jours sur tout -, ce monstre de travail n’a cessé de s’enfermer pour composer un, voire deux romans à la suite. Cela dit, « le Lion » était certainement aussi un être hypersensible et fragile. On emploie parfois le terme de recyclage à propos de l’élaboration de ses romans, je préfère employer le mot de réemploi. Kessel vit la chose, puis il la rêve, c’est assurément une façon de fonctionner qui n’enlève rien à la valeur de la fiction.
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Annick Cojean : Joseph Kessel, le grand reporter insatiable
Il fait rêver tous les jeunes journalistes, qui feraient bien de lire ses reportages, d’une formidable modernité, pour s’inspirer de son souffle et de son audace. Avec Albert Londres, autre figure tutélaire du journalisme, il a en commun la curiosité, l’implication, l’indépendance et le refus de la neutralité. Il est vrai qu’ils ont connu l’âge d’or du métier. Peu importaient les notes de frais, les caprices, les coups de gueule, le temps du voyage, les moyens mis en oeuvre – partir six mois, acheter un bateau, le revendre, louer des chameaux…
Cela dit, ils sont très différents : Kessel est puissant, carré, athlétique, chevelu, Londres est chauve, frêle, un peu dandy ; le premier, grand noceur, parle fort, aime les femmes et l’alcool, le second ne boit que de l’eau et se couche tôt. Kessel a quelque chose de flamboyant, d’énorme, il est boulimique d’expériences. A l’époque, on pouvait passer d’un journal à l’autre, alors, il les a tous faits : Le Petit Parisien, Le Matin, Le Petit Journal, France-Soir… Quand il publie le début de son enquête sur l’esclavage, il est à la Une et ce jour-là, le journal vend 150 000 exemplaires en plus.
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Son seul moteur est le plaisir, la soif de vivre lui-même la guerre, les trafics, la nuit dans les bouges, dans la jungle, dans les mines, etc. Et ça se sent. Et puis il y a la pâte humaine, il décrit avec passion les émotions et la grandeur. Dans la préface de son Mermoz, il écrit « rien n’est à cacher des mouvements d’un sang qui est profond et pur », ce qui signifie qu’il veut aller au coeur, à la substance même des autres. Et il le fait en toute partialité. A bas la neutralité !
Il cherche la vérité dans toute sa complexité, mais pas l’exactitude. Pour lui, mille autres choses comptent que les faits, il est dans la lignée de Hemingway, de Conrad et de Jack London. Cela ne s’enseigne pas et c’est sacrément périlleux : il faut une vraie maîtrise du métier et une forte confiance en soi pour se permettre une telle implication et en rapporter quelque chose de grand et de juste. Sa façon d’écrire s’appelle la littérature. Comme Albert Londres, il pourrait être accusé « d’avoir introduit le microbe de la littérature dans le journalisme ».
Dominique Missika : Kessel le Don Juan
C’est une photo qui m’a poussée à enquêter sur l’histoire d’amour de Jef Kessel avec Germaine Sablon, la soeur du crooner Jean Sablon : on est en mars 1940, sur la ligne Maginot, lui est en uniforme de correspondant de guerre (pour Paris-Soir), elle, en manteau à capuche, est venue chanter devant le théâtre aux armées, ils se regardent intensément. C’est Hollywood ! Une love story qui mêle aussi bien le music-hall et la fête que la Résistance.
Ils se sont rencontrés en 1935, Kessel est déjà un grand reporter et un romancier prestigieux. C’est un Don Juan, un séducteur qui collectionne les conquêtes et les maîtresses. Il en a une en titre, Katia, jolie Russe pétillante, il en a une autre, Sonia, qu’il a abandonnée mais qu’il continue à entretenir, et il vit avec le souvenir de son épouse, morte à 31 ans de la tuberculose. Il a donc beaucoup de femmes autour de lui, sans compter ses aventures d’un soir ou d’un voyage. Germaine Sablon, elle, est une vedette du music-hall et de la radio, elle fait la Une de tous les magazines.
ARCHIVE >> 1969 – L’Express va plus loin avec Joseph Kessel
Le 9 octobre 1935, c’est le coup de foudre entre ces deux êtres énergiques, pleins de vie, noctambules, festifs, insatiables de plaisirs avant-guerre et d’actions pendant les conflits. Germaine s’engage en 1940 comme conductrice ambulancière, puis entre dans la Résistance, et entraîne Kessel dans le réseau Carte. Ensemble, ils traversent les Pyrénées, filent vers le Portugal, débarquent en Grande-Bretagne. C’est elle qui chantera pour la première fois Le Chant des partisans, à Londres, écrit par Kessel et son neveu, Maurice Druon. L’histoire d’amour va durer dix ans, jusqu’en juin 1945. La rupture est brutale. Il a alors trouvé une belle brune de vingt-deux ans sa cadette, Michèle O’Brien, avec qui il se mariera en 1949, une femme très fragile mais qui réussira à le dompter, au prix sans doute de grandes souffrances. Peut-être aussi vieillit-il…
Hubert Bouccara : Joseph Kessel, l’ami fidèle
J’ai lu, relu et relu – douze fois pour Les Cavaliers – ses 88 romans, que j’ai tous ici, dans ma librairie, dans de multiples éditions. Je l’ai découvert à l’âge de 12 ans : sur le marché de Stains, dans le 93, avec ma mère, je repère un livre avec une jolie couverture. C’était L’Equipage. Cette histoire d’aviateur durant la Deuxième Guerre mondiale m’a plu, dans la foule, j’ai acheté Le Lion et à 16 ans, en 1968, j’avais lu les deux tiers de son oeuvre. J’ai alors souhaité le rencontrer, mais je ne savais pas comment procéder. J’ai rempli trois cahiers à spirales de notes sur ses livres et sur lui, puis suis allé les remettre à un huissier de l’Académie française en lui disant que c’était pour « mon héros ». Quelques jours plus tard, Kessel m’a appelé, j’étais scotché ! Il m’a donné rendez-vous pour le mercredi suivant. On est allés se promener le long des quais, il me parlait de Mac Orlan, de Francis Carco, de Monfreid et on a bu un verre – coca pour moi, double vodka pour Jef. Il me trouvait « impertinent », on s’est revus et on ne s’est plus quittés jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Grâce à lui, j’ai connu son pote, Romain Gary, et tous ses amis, Brassens, Fallet, Barbara, Chagall… Ils m’appelaient « le petit » ou « le gamin ». Un jour, Kessel m’a dit : « Tu connais l’Amérique ? Ça te plairait ? » On est partis deux semaines à New York, lui et moi. Extraordinaire. Ses qualités ? La générosité, l’écoute, la patience, l’abnégation. C’est un Mensch !
Depuis trente ans, je chine tous les livres de Kessel et le moindre écrit sur lui. Il m’en faut tout le temps, cela se vend bien. L’exemplaire le plus cher, c’est L’Armée des ombres, publié par Edmond Charlot, en 1943. Si le livre est sur papier Japon, cela peut aller jusqu’à 5000 euros. Et s’il y a un envoi, cela peut monter encore plus haut. J’ai un exemplaire dédicacé à de Gaulle, mais celui-là, je ne m’en sépare pas, comme tous ceux que Jef m’a offerts. Le jour de mes 22 ans, il m’a donné le manuscrit de La Rose de Java, publié en 1937. Je lui ai dit que je baptiserai ainsi ma future librairie. C’est ce que j’ai fait lorsque je me suis installé ici, rue Campagne-Première, en 2004.
Romans et récits, 2 volumes, par Joseph Kessel, sous la direction de Serge Linkès. La Pléiade, 1 968 p. et 1 808 p., 68 €. et 67 €.

Un amour de Kessel, par Dominique Missika. Seuil, 208 p., 18 €.

Réouverture
Publié le 27 mai 2020 | pas de réaction

C’était il y a 3 mois. Autant dire une éternité. La Région Occitanie lançait une campagne en faveur du commerce de proximité. Avec la reprise, l’achat de proximité devient pilier pour le redémarrage de l’activité. A fortiori en librairie. Les librairies d’Occitanie rouvrent leurs portes. Les libraires ont le cœur à l’ouvrage. Clients, lecteurs, amis, curieux retrouvent le chemin de la culture du livre.
« Monsieur le président de la République, n’oubliez pas le livre ! »
Publié le 25 mai 2020 | pas de réaction
Dans une tribune au « Monde », un collectif de 625 auteurs, éditeurs, libraires demande à Emmanuel Macron un plan de relance pour la filière, étrangement absente des annonces faites, le 6 mai, par le chef de L’État.

illustration Davide Bonazzi
Publié le 23 mai 2020 à 06h00 – Mis à jour le 23 mai 2020 à 15h05 Temps de Lecture 4 min.
Tribune.
« Lisez ! » Ce fut l’un des premiers mots politiques du confinement. Il suivait de peu l’injonction salutaire à rester chez soi : il en était le prolongement naturel.
Nous l’avons tous bien entendu, ce mot, aussi impératif qu’inattendu. Il nous a réconfortés. Il nous a fait penser un moment qu’une politique du livre et de la lecture ambitieuse allait pouvoir enfin être relancée, à l’issue de cette crise. Depuis quelques jours, les libraires et les coiffeurs sont même devenus dans les médias les symboles exemplaires et sympathiques d’une économie française qui redémarre. Les bibliothèques ont elles-mêmes été tenues d’ouvrir leurs portes séance tenante ! Urgence culturelle oblige !
Hélas, le 6 mai, Monsieur le président, présentant votre plan de relance pour la culture, vous avez choisi de ne plus parler des livres ni de celles et de ceux qui les écrivent, les traduisent, les éditent et les vendent. Stupeur dans nos rangs. L’écriture et la lecture seraient-elles oubliées pour être trop souvent silencieuses et solitaires ?
L’heure est aujourd’hui au doute et à l’inquiétude. N’aurions-nous plus besoin, Monsieur le président, de ces grands récits, de ces mythes fondateurs, de ces voix et consciences puissantes auxquels si souvent vous vous référez vous-même ? Ces créations littéraires sont pourtant à la source des autres arts vivants que vous avez estimé, eux, nécessaire de soutenir.
Vous savez pourtant, et les ministres de votre gouvernement également, que le monde du livre, dans sa globalité, a été très gravement frappé par la crise sanitaire. La fermeture complète des librairies a entraîné, pour celles-ci, une perte de la quasi-totalité de leur chiffre d’affaires et de plus de 80 % pour les maisons d’édition. Distributeurs, diffuseurs et imprimeurs ont de ce fait été lourdement affectés. Les auteurs, privés de ventes de livres et de rencontres rémunérées, connaissent une perte de revenus sans précédent. Le monde du livre est en danger. Et c’est pourquoi il a décidé de s’adresser à vous, uni, indissociable et solidaire. Oui, Monsieur le président, les auteurs, les éditeurs et les libraires composent ensemble cette chaîne du livre aux maillons soudés quand le danger est là.
Empêcher l’effondrement de cette filière
L’Etat se doit d’empêcher l’effondrement de cette filière vitale pour toute notre société. Et elle tient sa force des talents et des structures les plus divers. De nombreuses librairies et maisons d’édition, connues et reconnues, et les auteurs, illustrateurs, traducteurs, comme tous les créateurs du livre, ne se relèveront pas si toute la filière ne bénéficie pas d’un plan de relance rapide et ambitieux.
Monsieur le président, nous bâtirons ensemble un plan de relance d’ampleur. Il passe par une politique résolue de soutien à l’offre – subventions, prêts, exonération de charges sociales et de taxes… – et par une amplification ponctuelle de la demande, avec des commandes massives par les bibliothèques et des opérations d’envergure liées au Pass culture et au Chèque Lire.
Ce plan, qui concernera chaque maillon de la chaîne du livre, nous le travaillerons avec votre ministre de la culture et ses équipes, avec lesquels nous, auteurs, éditeurs et libraires, ne cessons depuis deux mois d’échanger, dans un vrai esprit de concertation. Il y a désormais une urgence absolue à intervenir avant l’été. Au-delà de la dotation faite au Centre national du livre, il vous faut décider d’apporter au monde du livre une aide de plusieurs centaines de millions d’euros pour traverser cette crise, non sans dommages, mais avec l’assurance de pouvoir simplement redémarrer, une aide à la hauteur des 500 millions d’euros de pertes que la filière va subir. Nous pourrons préserver ainsi, Monsieur le président, cette diversité de création et de diffusion littéraires qui fait notre renommée dans le monde entier !
Vous avez eu raison d’inviter les Français à lire pendant cette période de confinement. Aidez-nous maintenant à ce qu’ils puissent continuer à le faire à l’avenir, au nom des mêmes valeurs de qualité et de diversité, en maintenant en vie un secteur fragile, aujourd’hui en grand péril.
Aucune nation ne peut se passer d’avoir une âme, Monsieur le président de la République. C’est en elle qu’elle puise sa force, qu’elle trouve sa raison d’être. Pour cela le livre doit vivre. Sauvez-le.
Liste complète des signataires : https://fr.scribd.com/document/462576898/Liste-complete-des-signataires-de-la-tribune-sur-le-livre#from_embed
Édition : les locomotives à la rescousse
Publié le 16 mai 2020 | pas de réaction
L’Express Par Marianne Payot, publié le 10/05/2020
Après la relance des livres d’avant le confinement, les éditeurs, sommés par les libraires d’éviter l’engorgement, sortiront fin mai la grosse cavalerie.

L’édition aime les fictions, mais celle-ci a pris des airs de mauvais thriller. De mémoire du milieu, on n’a jamais connu un tel marasme. Un mois de mars coupé en deux, un mois d’avril biffé sur l’agenda annuel et un mois de mai largement amputé. Les chiffres sont tombés : sur l’ensemble de l’année 2020, la perte envisagée est de 20% à plus de 40% pour les libraires, et de 30% pour les éditeurs. Mais une donnée a particulièrement retenu l’attention : celui des 5300 nouveautés et nouvelles éditions initialement prévues au printemps, et donc repoussées. 5300 livres en deux petits mois ! De quoi, assurément, méditer sur la surproduction éditoriale. Et de quoi, aussi, craindre une fin de printemps étouffant.
Miracle ! La surchauffe n’aura pas lieu, les éditeurs ayant, dans leur grande et soudaine sagesse, décidé d’étaler leurs reports bien au-delà du premier semestre 2020. Et programmé la cavalerie lourde, Dicker, Musso, Ferrante, Le Carré, Minier, pour faire repartir la machine… Enquête sur une reprise en douceur.
Une programmation en diminution
En réalité, cette soudaine prudence tient plus de l’ardente obligation que d’un revirement raisonné. « Les libraires nous ont forcé la main, et ils ont eu raison, avoue Olivier Nora, PDG de Grasset. Beaucoup d’entre eux sont en faillite virtuelle : ils nous ont demandé de ne leur envoyer aucun nouveau titre en mai, d’être malthusiens en juin tout en privilégiant les titres grand public et de couper dans les programmes du second semestre. » Et le message est passé ! Semaine après semaine de confinement, les éditeurs ont détricoté leurs programmes, supprimé là des documents hors contexte, ici des romans « exigeants ». Bilan : moins 60% de publications du printemps chez Stock, moins 70 % aux Arènes et chez Albin Michel, moins 80% chez Grasset… Au final, entre 20% et 40% des titres planifiés pourraient ne pas sortir en 2020. Mais en contrepartie, les éditeurs ont appelé expressément les libraires à ne pas retourner les ouvrages d’avant le 16 mars – ils en ont le droit, au bout de deux mois – et à les défendre dès la reprise.
Tous les écrivains « sacrifiés » de février et mars se mettent ainsi à croire en une seconde chance. Et ils sont pléthore ! Antoine Gallimard a pris les devants, affirmant très tôt que les romans de Leïla Slimani,deTonino Benacquista, d’Anna Hope et de Jean-Marie Le Clézio avaient encore une belle vie devant eux. Véronique Cardi, présidente de Lattès, estime ainsi que « les libraires vont avoir à coeur de vendre L’Audacieux Mr Swift de John Boyne, qu’ils ont, nous ont-ils écrit, apprécié, et La Sentence de John Grisham, déjà très bien parti ». De Grasset (Anne Sinclair, Dany Lafferière) à Robert Laffont (Tatiana de Rosnay) en passant par Stock (Colombe Schneck, Nathalie Rykiel), Flammarion (Agnès Ledig) et Mazarine (Aurélie Valognes), il n’est pas question de baisser les bras. A tel point que huit éditeurs indépendants, dont Asphalte, La Baconnière, Aux forges de Vulcain, Le Nouvel Attila, ont publié à l’attention des libraires un document intitulé « Les livres de mars font le printemps ». On ne saurait être plus clair.
Les cadors à la fête
Mais attention, la fenêtre de tir est courte, car à partir du 26 mai, débarqueront les premiers offices de l’après-confinement avec des titres sélectionnés selon un critère simple : leur capacité à faire entrer en « masse » (tout en respectant la distanciation…) les lecteurs dans les librairies, soit pour faire vite, outre les documents liés au Covid, les romans « positifs », du type feel good (Agnès Martin-Lugand Virginie Grimaldi, Françoise Bourdin, Sophie Kinsella) et les polars. A commencer par le quatuor « magique » formé de Guillaume Musso, Joël Dicker, John Le Carré et Elena Ferrante. La vie est un roman (Calmann-Lévy), 18e livre de Musso, sortira le 26 mai, avec un tirage de 400 000 exemplaires. Un polar dont l’intrigue se déroule de part et d’autre de l’Atlantique, avec, à New York, l’enlèvement de la petite fille d’une romancière et, en France, un écrivain désespéré, seul à détenir la clé de la disparition… Et un ouvrage d’autant plus espéré que sorti mi-mars au Livre de poche, La Vie secrète des écrivains, son précédent roman, était, au 30 avril, avec 160 000 exemplaires écoulés, la meilleure vente du confinement.
Avec un premier titrage à 450 000 exemplaires, L’Enigme de la chambre 622 (de Fallois) du jeune Suisse Joël Dicker fait aussi figure d’événement. Son récit, aller-retour dans le temps entre le meurtre non élucidé d’un membre d’une grande banque dans un palace de Verbier et l’enquête d’un écrivain genevois, est attendu de pied ferme par les libraires qui ont écoulé en deux ans 830 000 exemplaires (toutes éditions confondues) de La Disparition de Stephanie Mailer. On se réjouit évidemment de retrouver le grand John Le Carré, 89 ans !, avec Retour de service (Seuil, 45 000 exemplaires), l’histoire d’un traître des services secrets de Sa Majesté au profit des Russes, le tout sur fond de Brexit. Enfin, tiré à 200 000 exemplaires, le nouveau roman d‘Elena Ferrante, La Vie mensongère des adultes, est, rappelle Karina Hocine, secrétaire générale de Gallimard, « le gros enjeu » de sa maison. Ce récit, indépendant de la tétralogie L’Amie prodigieuse, dont l’héroïne est une jeune Napolitaine à la recherche de ses racines, sortira mi-juin. Et Marc Levy, le challenger « favori » de Guillaume Musso depuis une dizaine d’années ? Oublié ? Oui et non. Il sera bel et bien présent en juin, mais sur le mode « hors-concours », avec deux aventures du Petit Voleur d’ombres (Robert Laffont), une série pour enfants adaptée de son best-seller Le Voleur d’ombres et illustrée par Fred Bernard.
D’autres cadors ont été conviés pour fêter la renaissance, notamment du côté des policiers, genre plus que jamais prisé à la veille de l’été : Bernard Minier, Jean-Christophe Grangé, M. C. Beaton, Jean-Christophe Rufin, Franck Thilliez, Camilla Läckberg, Yrsa Sigurdardottir, William Boyle, Cesare Battisti, Val McDermid, Patricia Cornwell, Giacometti et Ravenne, etc. Un programme allégé, on vous dit ! A eux seuls, ils représentent quelques centaines de milliers d’exemplaires, de quoi rendre le sourire aux libraires et aux… lecteurs (férus du noir, les autres patienteront). Albin Michel, toujours à l’affût, lancera d’ailleurs début juin, une grande campagne quasi institutionnelle baptisée « 10 bonnes raisons de vous précipiter chez votre libraire » et illustrée par 10 de ses publications.
Une réduction peut-être pas pérenne
Malgré la récession, il n’est pas question pour les éditeurs de « laisser tomber » leurs autres auteurs phare : ainsi, Grasset accompagne Isabel Allende, Amanda Sthers, Michel Onfray, Alain Minc et BHL, le Seuil publie Chantal Thomas, Albin Michel, Stéphane Bern, Alexandre Jardin et Aymeric Caron, Lattès, Olivia Ruiz, Denoël, Charline Vanhoenacker (publiée aussi avec son compère Guillaume Meurice par Flammarion), tandis que Gallimard a maintenu François Sureau, Ian McEwan, et Franz-Olivier Giesbert, dont le roman, Denier été, est d’autant plus « approprié » qu’il se déroule en 2030 dans un Marseille écrasé par la chaleur et en proie à une pandémie… Autant de titres auxquels il faut rajouter, hors catégorie mais à gros enjeux, l’autobiographie de Woody Allen, publiée par Stock, L’Homme et la nature de Peter Wohlleben , aux Arènes, et, le 4 juin, une Pléiade en deux volumes de Joseph Kessel(avec, en parallèle, au Seuil, un document, Un amour de Kessel, signé Dominique Missika).
Bref, il aurait été difficile, si ce n’est suicidaire, pour un auteur plus confidentiel de s’infiltrer dans cet océan de papier. « Nous avons préféré, dans ce contexte, ne pas sacrifier de beaux titres fragiles, confirme Olivier Nora. On a expliqué aux auteurs que les libraires, avec leur trésorerie exsangue, ne pourraient pas les découvrir et les défendre comme ils ont à coeur de le faire d’ordinaire, ils l’ont bien compris. » Tous les éditeurs ont agi ainsi, repoussant les titres moins immédiatement bankable à l’automne, voire à 2021 – à tel point que, comme le confie Karina Hocine, « Gallimard a déprogrammé ses trois ou quatre premiers romans de la rentrée littéraire pour les mettre en janvier en espérant en faire un « mois de la découverte » ».
De là à imaginer une année 2021 surchargée, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Muriel Beyer, la fondatrice des éditions de l’Observatoire. « Je ne crois pas à une baisse pérenne, confie-t-elle, c’est un voeu pieux que j’entends depuis que j’ai débuté, le monde d’après ressemblera au monde d’avant. » Même réaction du côté de chez Grasset : » Il le faudrait bien sûr, mais si la réduction se fait au détriment de la découverte, ce serait fort dommageable. Regardez comme ces cinq dernières années, avec un premier livre, des « inconnus » tels Gaël Faye, Laetitia Colombani, Isabelle Carré, Adeline Dieudonné, Victoria Mas, Vanessa Springora ont porté le marché en France et les couleurs de la France à l’étranger… » Karina Hocine pense également que « la nature reprendra le dessus », tandis que Véronique Cardi, de Lattès, veut croire qu’il y aura « un mouvement de rationalisation », tout comme Gilles Haéri: « Cette crise va accentuer la prise de conscience qui préexistait au Covid, estime le PDG d’Albin Michel. De mon côté, je ne cesse de le répéter dans la maison: ‘Publions moins, publions mieux !' »
Tous songent, sans les citer nommément bien sûr, à ces livres « dispensables », ces livres « bof » qui passent le filtre des comités de lecture, grâce à un éditeur très persuasif ou par lassitude. « Les patrons de maison vont devoir être plus beaucoup plusdirectifs », signale Olivier Nora. En attendant, pour prendre un bol d’air et oublier l’interdiction de l’accès aux plages, quoi de mieux que le Petit éloge du surf (François Bourin) émis par le scientifique et « tonton surfeur » de la côte basque, Joël de Rosnay, 82 ans ! Pour le coup, un livre indispensable…
Corona papers
Publié le 25 avril 2020 | pas de réaction
Je m’appelle Corona Typewriters. J’ai allégrement franchi le seuil des 80 ans. Je suis donc un sujet à risque. Un sujet d’écriture. Et je subis la triple peine. Trop âgée, retranchée dans les confins d’un bureau désespérément vide, ostracisée sous mon propre toit du fait de mon nom.

Il n’y en a que pour les blouses blanches en ce moment. Aucune considération pour les pages condamnées à rester blanches. Pourtant, depuis quelque temps, c’est mon cauchemar au quotidien, la hantise de mes nuits. Horizon blanc. Nuits blanches. Immaculées. Vierges de toute production écrite. La ramette, jetée à mes côtés, n’en finit plus de réclamer qu’on la soulage du poids de ses feuilles blanches, bientôt jaunies, accumulées depuis des semaines. Je n’ai donc rien à me mettre sous les barres à caractères.
Aucune lettre ne vient se fracasser sur mon ruban encreur. Nul symbole ou quelque chiffre frappé sur mon cylindre. Je ne sens plus le bout de ses doigts caresser mes touches. Frôler le dos de mes lettres. S’agripper à mon clavier. Chercher l’inspiration en parcourant chaque escalier de mon azerty.
Ou briser mes articulations lorsque, nonchalamment, il vient s’appuyer de tout son corps sur mes touches, pour me faire comprendre combien nous ne faisons qu’un. Et qu’il est mon maître-écrivain. Celui qui donne le rythme avec ses doigts. Ecrit le tempo au fil des pages. Orchestre les mots. Je suis son objet de désir, son instrument de torture, par où transitent ses pensées. Sans moi, page blanche. Sans lui, je ne suis rien. Rien qu’une simple machine tout juste bonne à écrire ce qu’on lui tape.
Ai-je pourtant la gueule d’une machine qui cracherait une fumée pestilentielle ? Est-ce que j’endosse le profil de ces monstres mécaniques des temps modernes ? Je sais que non. Ma silhouette sculptée inspire mon écrivain de patron. Le stylo peut fièrement craner dans le pot à yaourt à mes côtés, il n’est que l’exutoire d’un brouillon d’idées qui, au final, seront couchées sur mon clavier. Je suis la pièce maîtresse dans l’exercice noble de l’écriture.
Seulement, par les temps qui courent, ou plutôt en fonction du temps suspendu, le bureau prend la poussière. Les stores ne sont plus même relevés. Le cendrier déborde. Ça sent le renfermé. Les idées recluses. L’inspiration atone. Mon maître écrivain n’a plus le cœur à voyager à travers les mots. Il dédaigne venir jusqu’à moi. Mon nom l’effraie. Il ne peut produire la moindre ligne sur une Corona. Comment décemment accoucher d’un texte, fruit d’une pestiférée ?
Seul son vieux matou reste fidèle aux rendez-vous crépusculaires et vient se frotter contre mon flanc. Il ronronne parfois. J’inspire jusqu’aux félins. Justement, ce soir le chat se faufile dans le bureau, accompagné. Oui, c’est bien lui. Mon maître-écrivain. Le voici qui, de nouveau, vient subrepticement glisser sa main sur mes lettres de noblesse. La page blanche, lovée tout contre mon cylindre, est prête à accueillir de nouveau, non sans désir, avec plaisir, le rythme de ses doigts.
Mais fausse alerte. Maniaque comme il est, l’écrivaillon des fins de journées lascives est juste venu épousseter les poils de chat qu’il n’a jamais supportés sur ma tôle luisante. Ce soir, nous ne connaîtrons pas la jouissance des mots. Je resterai recluse dans mon plus simple appareil, la forêt d’un alphabet de fer exposée à tous les vents, dans l’attente du jour d’après, le matin du grand soir de l’écriture déconfinée.
Polnareff, lui, a connu l’osmose des touches agiles et avait tout compris de mes semblables, de notre mécanisme créatif, de notre fonctionnement mécanique. Muettes, mais bavardes à qui sait taper avec envie sur nos claviers. L’auteur, compositeur, interprète pouvait chanter à la face du monde : « Je tape sur mon clavier tous les mots sans voix qu’on se dit avec les doigts. »
J’aurais dû être possédée par un maître chanteur. Et m’appeler Marylou.
par Stéphane Daumay
Nîmes, avril 2020
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